CHAPITRE X
Un coupé Jaguar était garé devant le manoir, et la lumière des phares l'éclaira en plein lorsque Marie déboucha sur l'esplanade. La jeune femme arrêta sa voiture, éberluée. Jamais elle n'avait vu pareil véhicule de luxe. Qui pouvait venir ici, à cette heure? La plaque était étrangère.
La porte du manoir s'ouvrit et Nicolas Chanut en descendit, la démarche à la fois simiesque et bondissante, un large sourire sur sa face ronde. Il ouvrit la portière de la 4 L avec autant de style que le portier d'un palace.
— 'moiselle..., proféra-t-il avec un rire aigu. 'moiselle.
Marie sortit de sa Renault, dévisageant le débile avec étonnement. Il se dandina autour d'elle, lui offrant courbette sur courbette, l'escortant pendant qu'elle gravissait le perron. Puis il lui ouvrit la porte du château.
— Marie... Enfin, je te retrouve !
Elle demeura pétrifiée à l'entrée du hall, son cœur immobilisé dans sa poitrine.
Son père, Edouard de Roche-Lalheue, se tenait là, les bras grands ouverts.
Il s'avança et la serra contre lui, prononçant son nom et lui tapotant le dos, les épaules, l'embrassant sur les deux joues, pendant que Nicolas faisait entendre de petits cris de joie et battait des mains. Marie était incapable de rendre ses effusions à son père. De tous les événements incroyables qui s'étaient succédé depuis deux jours, celui-là était le plus inattendu.
—Tu es magnifique ! s'exclama finalement Edouard.
Grands dieux, j'ai quitté une gamine et je retrouve la plus belle des femmes... Mais dis quelque chose, bon sang ! Tu es perdu ta langue? Tu te rends compte que je ne me souvenais même plus du chemin qui mène à cette vieille baraque ! Ce que c'est moche, ici ! On va refaire ça à neuf, ma belle ! Tout raser et bâtir un temple indien.
Le Taj Mahal, ça te plairait? Mais tu aimes peut-être ces vieilles pierres... Alors on les conservera, mais on refera l'intérieur. Ça pue la pauvreté, ici, merde alors, Marie...
Marie, mais parle-moi donc ! Parle !
Il l'assourdissait de paroles, la secouait comme un prunier, et son esprit refusait de réaliser, d'admettre.
Elle bredouilla : —Co... comment tu vas?
Il éclata d'un rire claironnant, la lâcha, pour la ressaisir aussitôt et l'embrasser à nouveau.
—Je vais très bien. Nom de Dieu, Marie, depuis cinq minutes, je revis ! Ah... au fait ! Je ne veux pas que tu m'appelles « papa » ou « père ». Ça me vieillirait. Tu m'appelleras Ed... C'est comme ça qu'on m'appelait, là-bas !
—Là-bas... Où ça?
Il eut un geste des deux bras.
—Partout, ma chérie ! Partout ! Je suis le maître du monde, et le monde entier m'appelle Ed!
A ce moment, Nicole Forest apparut à la porte de la cuisine. Elle faisait une longue tête renfrognée.
—Elle m'a rendu la vie impossible, grinça-t-elle.
Et...
—Cette délicieuse personne et moi-même avons fait connaissance, la coupa Ed en riant. (Il se précipita vers Nicole Forest et la prit par la taille, en un mouvement charmeur). Ma chère, votre dévouement sera chanté par les poètes et rémunéré par moi ! Vous méritez un salaire somptueux. Dites-moi, est-ce que ma mère est aussi chiante qu'autrefois? Sans doute bien plus... (Tout en parlant, il la lâchait, saisissait son portefeuille, l'ouvrait.
Il regorgeait de billets de banque et Marie comme son employée en ouvrirent de grands yeux.) Voilà pour vous. (Ed enfourna dans le corsage de Nicole Forest deux billets de cinq cents francs.) Et revenez demain sans faute, belle enfant ! Maintenant, sauvez-vous, je dois refaire connaissance avec ma fille.
Il poussa l'autre vers la porte et la mit littéralement dehors avant de se retourner vers Marie et de claquer ses mains l'une contre l'autre.
—Dieu du ciel, si je n'étais pas ton père, je tomberais amoureux de toi ! Mais toi, comment me trouves-tu? Pas trop décati pour un monsieur de quarante-huit ans?
Marie, qui revenait de sa stupeur, sourit.
—Tu es plus jeune que jamais! On t'en donnerait à peine trente-cinq.
C'était vrai. Edouard ressemblait à un roc, couronné par la même crinière que ses filles, à peine marquée de gris aux tempes. Son visage buriné éclatait de virilité. Il trahissait l'exubérance, l'appétit de vivre. Marie se demanda pourquoi, dans son souvenir, son père était si différent. Pour autant qu'elle se rappelle, Ed, à son départ, n'avait rien de cet athlète débordant de vitalité.
C'était un homme de grande taille, réservé, pour ne pas dire sombre, et peu intéressé par ses filles.
—Mais qu'est-ce que tu fais ici? demanda-t-elle.
Il fronça comiquement les sourcils, et elle songea qu'avec son physique et sa faconde, il devait tomber les filles mieux qu'un chanteur de charme !
—Tu n'as donc pas reçu ma lettre ! Remarque, je m'en doutais. Je te l'ai expédiée d'un coin perdu de Thailande. Si ça se trouve, elle va arriver dans un mois...
si elle arrive !
—Qu'est-ce que tu faisais en Thaïlande? s'écriat-elle.
—Fortune, ma chérie. Comme toujours... Mais cette fois, ce n'est pas du bidon. Je suis riche ! Nous sommes riches !
Marie allait répliquer quand les habituels coups de canne se firent entendre. Elle leva les yeux. Toutes ses appréhensions lui revenaient.
—Ça y est, la vieille recommence ! ironisa Ed. Tu sais qu'elle ne m'a même pas dit bonjour, quand je suis allé la_ voir! Elle m'a réclamé des gouttes pour dormir, un médicament parce qu'elle est constipée, et elle t'a reproché de l'abandonner aux mains d'une putain qui veut la torturer !
La jeune femme eut un rire sans joie.
—Elle est très difficile à vivre. Je m'occupe d'elle...
—Je sais !
Elle dévisagea son père.
—Comment le sais-tu? Il y a si longtemps que nous n'avons correspondu. Je ne savais pas où tu étais, et tu n'écrivais pas. J'aurais aussi bien pu me marier et partir.
Il eut un nouveau rire, qui sembla à son interlocutrice un peu forcé.
—Ça sent le reproche ! gloussa-t-il. C'est vrai, je vous ai délaissées, toutes ces années. Mais c'est terminé. Mon retour va tout changer! Et pour répondre à ta question...
Eh bien, je te connais, Marie ! Je savais qu'une seule personne pourrait être assez dévouée pour s'occuper de ma mère. Et c'est toi.
Les coups se faisaient plus violents, impatients. Marie soupira. Elle aurait eu tant de choses à dire à son père.
Tant de chose à entendre de sa bouche. Plus prosaïquement, après les heures passées à faire l'amour avec Thomas, elle avait envie de prendre un bon bain. Mais il fallait qu'elle s'occupe de grand-mère. Encore et toujours!
—Je monte, dit-elle. Je dois lui faire sa toilette du soir, ranger sa chambre, la coucher, lui lire son livre...
Ensuite, je prendrai une douche. J'en aurai pour une bonne heure.
—Va, va! Ne t'inquiète pas du reste. (Ed montra Nicolas Chanut, qui s'était assis sur la cathèdre et les couvait des yeux. Son torse oscillait d'avant en arrière avec une régularité de métronome.) Au fait, qu'est-ce qu'il fabrique au château, celui-là?
Marie se rembrunit.
—Ses parents sont morts. Je l'héberge pour quelque temps. Ensuite, il sera sûrement interné.
Elle avait baissé la voix. Ed hocha la tète. Il ne souriait plus.
—Et Jeanne? Où est-elle?
Elle hésita.
—Il faudra que nous parlions de tout cela, éludat-elle.
—Entendu... Tu sais, tu auras une surprise, en redescendant!
Il se dirigea vers la cuisine, sur un dernier clin d'œil.
Marie s'engagea dans l'escalier.
Elle se rendit compte tout de suite que grand-mère était décidée à lui faire payer cher de l'avoir laissée aux soins de Nicole Forest. Et plus encore de l'envoyer aux Bleuets. A peine pénétra-t-elle dans la chambre qu'elle dut subir le feu roulant des reproches, des récriminations et des injures de son aïeule.
—Cette fois, je sais ce que tu es ! Une putain ! Tu m'envoies à l'hospice pour amener des hommes ici ! Tu veux que je meure ! D'abord, tu m'as toujours donné des médicaments mauvais pour moi ! Du poison ! Tu t'arranges avec le docteur Belot ! Mais j'ai écrit à la police ! Demain, je posterai la lettre... Tu iras en prison !
Marie, qui travaillait dur, plus active que jamais, était résolue à ne pas entrer dans le jeu de la vieille femme.
Mais elle ne put s'empêcher de répliquer : —Si on me jette en prison, qui s'occupera de vous?
C'est pour le coup que vous resterez à l'hospice jusqu'à la fin de vos jours!
—Edouard prendra soin de moi ! Maintenant qu'il est revenu, tu peux bien aller au diable !
Malgré son blindage, cette méchanceté calculée frappa Marie au coeur. Elle sentit ses yeux s'emplir de larmes.
—Comment pouvez-vous dire une chose pareille?
murmura-t-elle, la bouche tremblante. A moi qui...
(Elle ravala le reste de sa phrase en voyant une lueur de triomphe dans les prunelles délavées.) Levez-vous, que je vous fasse votre toilette, gronda-t-elle.
Grand-mère lui opposa son habituelle force d'inertie, mais elle parvint cependant à lui ôter ses hardes.
L'entraînant dans son coin toilette, empoignant savon et gant de toilette, elle commença à la laver.
Et elle la vit, grimaçant, devant elle, se dérober a ses mains. La vieille femme courait avec une agilité incroyable à son âge. Elle-même la poursuivait, tentait de l'attraper, l'appelait. Grand-mère l'entraînait loin, encore plus loin, dans la vallée d'ombres. Marie étouffait, des plaques de chair de poule marbraient sa peau. La peur s'insinuait en elle. Mais aussi la colère.
Brusquement, les vannes lâchèrent. Les paroles de Thomas résonnaient dans sa tête.
— C'est vous qui êtes méchante ! s'exclama-t-elle, sans réellement s'adresser pourtant à son aïeule. Vous êtes habitée par le Mal. Vous nous persécutez, Jeanne et moi. Ça fait des années que nous vous servons de bonnes à tout faire. Vous vous réveillez la nuit, vous nous brimez, vous employez les plus basses mesquineries pour nous martyriser. Vous êtes sale, néfaste, inutile... Vous avez attiré le Démon dans cette demeure... Mais vous êtes vieille, et bientôt, vous crèverez ! Alors Jeanne et moi serons libres! Car nous sommes jeunes, toutes les deux ! Jeunes, vous entendez! Nous avons la vie devant nous tandis que vous, vous n'êtes presque plus qu'un cadavre ! Vous m'entendez, mémé : vous allez partir aux Bleuets. Et quand vous reviendrez, ça sera dans un cercueil ! (Elle partit d'un rire aux sonorités hystériques.) Vous voulez savoir ce qu'elle a fait, cet aprèsmidi, votre putain de petite-fille? Eh bien elle a fait l'amour! Elle a baisé, et elle a aimé ça! Mais vous, vous.., vous n'êtes plus que de la pourriture vivante et je chante sur votre agonie ! Je...
Un bruit trivial lui coupa la parole. La vieille femme avait attendu, de toute la force de ses entrailles, qu'elle soit en train de lui laver les fesses pour se laisser aller et lui souiller les mains d'ordure.
Marie descendit enfin. Rien, sur son visage, exceptés ses yeux rougis, n'aurait pu laisser deviner la crise de désespoir et de haine qui l'avait traversée, après l'ignoble tour que lui avait joué grand-mère. Elle avait trouvé la force de ne pas tuer la vieille dame... Elle avait pu continuer à s'occuper d'elle, achever de la laver, lui passer sa chemise de nuit et la coucher, tout en pleurant silencieusement. Mais elle avait refusé de lui lire son livre.
A présent... Elle souhaitait ne pas rencontrer Ed. Que son père ne la voie pas et, surtout, ne la sente pas.
Elle ne le rencontra pas dans le hall et fila dans sa chambre, s'enferma dans la salle de bains, ouvrit la douche en grand, retirant son jean et sa chemise. Elle avait laissé ses sous-vêtements chez Thomas. Elle sourit.
Le souvenir de son après-midi d'amour lui mettait un peu de heaume au coeur.
Elle s'attarda sous le jet, se lavant plusieurs fois, se récurant les ongles et la peau. Puis elle se sécha et fit bouffer ses cheveux. Quand elle revint dans sa chambre, son moral était meilleur. Elle se regarda dans sa glace et s'accepta belle. Puis ses yeux se posèrent sur son lit, et elle demeura pétrifiée de surprise.
Une robe était étalée sur la courtepointe. Une robe comme elle n'en avait jamais vue.
Elle étendit les mains et, les doigts tremblants, effleura l'étoffe. Un frisson lui traversa tout le corps.
Jamais elle n'avait imaginé que puisse exister un tissu aussi doux, soyeux. C'était à la fois impalpable, vaporeux et sensuel.
— C'est... c'est magnifique, sanglota-t-elle.
Puis elle plaqua la robe sur elle et se contempla dans la glace. Le vêtement était moiré, sombre et chatoyant à la fois. La coupe, sobre quoique audacieuse, trahissait le grand couturier. Un simple noeud marquait la taille.
Le coeur battant, brusquement fébrile, elle reposa le léger trésor et ouvrit sa commode, à la recherche de ce qu'elle pourrait mettre dessous. Le décolleté dénudait le dos, aussi négligea-t-elle ses soutiens-gorge, de toute manière trop peu élégants. Elle choisit son plus petit slip, l'enfila, passa la robe en tremblant.
Son coeur se gonfla, alors qu'elle en arrangeait les plis sur ses hanches. Elle se sentit mieux qu'elle ne s'était jamais sentie... et plus encore. Le vêtement lui allait à ravir. Mais ce n'était pas seulement ça. C'était comme une seconde peau.
Il moulait étroitement ses formes et mettait en valeur son teint, sa couleur de cheveux, se mariait avec l'intensité sombre de son regard. Elle tourna sur elle-même, étourdie. Le vertigineux décolleté du dos descendait plus bas que sa taille, et de fines bretelles soulignaient ses épaules rondes. Elle fit la moue. On voyait la marque de sa culotte. Ce n'était pas très beau. C'était même carrément inesthétique. Il lui aurait fallu un string ou un collant slipé. Elle n'avait jamais songé à acheter le premier — y eût-elle songé qu'elle n'aurait pas osé !
Quant à sa dernière paire des seconds, elle la trouva filée.
Elle hésita. Oserait-elle? Elle retroussa sa robe, abaissa sa culotte jusqu'à ses genoux.., et la remonta, les joues en feu. Non, elle n'oserait pas!
Elle se peigna, furieuse contre elle-même, et se décida enfin à sortir affronter le regard de son père.
Ed s'était également habillé. Complet sombre de coupe parfaite, cravate classique. Un soupçon d'une eau de toilette délicate parvint aux narines de Marie.
Ils se regardèrent alors qu'elle se tenait dans l'encadrement de la porte.
—Tourne-toi, ordonna-t-il simplement.
Elle obéit, délicieusement confuse. Comment la trouverait-il? Ce vêtement n'était-il pas trop audacieux?
Il s'approcha d'elle, lui posa la main sur l'avant-bras.
—Je le savais, dit-il. Ma chère Marie, tu es la plus belle femme du monde !
—Tu exagères!
—Pas du tout! Si je n'étais pas ton père, je crois que je-tomberais amoureux de toi... Mais tu n'aurais rien dû mettre dessous. Une telle robe ne peut bien se porter que sur la perfection d'un corps nu. (Elle ne répliqua pas, consciente que ses joues s'étaient empourprées. Il gloussa et lui tapota les fesses.) Bécasse, quelle tête tu fais ! Tu oublies que je suis ton père. Je sais comment tu es faite... Pas autrement que toutes les femmes! Et maintenant, je t'emmène dîner à l'Hostellerie des Cèdres. J'ai retenu une table !
Elle ouvrit de grands yeux en entendant nommer le prestigieux établissement, orgueil gastronomique de la région, dont la cuisine, réputée au-delà des frontières, n'était pas à la portée de n'importe quelle bourse.
—Papa... Je veux dire Ed... Tu crois que...
—Pas de discussion, Marie. Je suis fier de t'avoir pour fille ! Je veux te montrer et que tous les hommes s'étranglent de jalousie en pensant que je suis ton amant !
Au fait... il faudra que tu me le fasses connaître, ton amant ! Je suis sûr que c'est un homme de goût, puisqu'il couche avec toi.
Marie fut choquée mais ne protesta pas. Elle avait l'impression que son père lisait en elle à livre ouvert.
C'était assez étrange. Elle ne savait si elle devait s'en fâcher ou s'en réjouir. Quoi qu'il en soit, elle ne prétendit pas qu'elle n'avait pas d'amant.
Ils se trouvaient à la porte du manoir lorsqu'elle objecta : —Mémé... On ne peut pas la laisser seule.
Il rit.
—Mais si. Je suis allé la voir, pendant que tu te changeais. Je l'ai convaincue que l'époque de l'esclavage était finie.
Marie se mordit les lèvres. Mais la simple pensée d'aller dîner avec Ed àl'Hostellerie des Cèdres — dans sa tenue — l'émoustillait. Elle se laissa entraîner vers la Jaguar. En s'asseyant, elle caressa le cuir blanc qui fleurait bon la richesse. Ed se mit au volant, sourit et démarra en douceur, dans l'onctuosité de la boîte automatique. La jeune fille pensa à sa 4L, qui avait grand besoin d'une révision, et, non moins doucement, le dégoût de sa pauvreté s'insinua en elle.
L'Hostellerie des Cèdres était réellement un établissement de luxe, à l'atmosphère feutrée. Le maître d'hôtel accueillit les arrivants avec solennité, et Marie, traversant la salle, prit effectivement conscience des regards masculins qui la suivaient. A un sentiment de gêne succéda cependant l'orgueil de se sentir belle et désirable... puis un peu de culpabilité.
Le repas fut exquis. Ed commanda sans même consulter la carte, comme s'il avait été un habitué de la maison.
Les plats se succédèrent, subtils dans leur saveur, plus exquis les uns que les autres, et les vins qui les accompagnaient frisaient la perfection. Marie n'avait pas l'habitude de boire et se sentit bientôt grise. Mais ce n'était pas désagréable, et elle se laissa aller à ce début d'ivresse.
Ed parlait, parlait. Ses paroles la soûlaient aussi. Les mets, l'allure des gens, le parfum d'une belle dame passant près de leur table, tout était prétexte à son père pour conter de multiples anecdotes. Il mimait avec talent lieux et personnages, dans de grands gestes, et énonçait de longues phrases dans des langues inconnues, mais avec de telles grimaces qu'elles en étaient éloquentes — et que les gens se retournaient et pouffaient aux tables voisines.
Marie riait également, sans pouvoir se retenir. Une petite voix, au fond d'elle-même, lui criait que ce n'était pas bien, que Jeanne était gravement malade, que Martine et Fabien étaient morts. Et Lucienne Jobart. Et qu'un péril insondable, informulé, rôdait autour d'elle...
Elle n'en succombait pas moins aux facéties et au charme d'Ed. C'était si bon de rire...
Elle reprit pourtant — tant bien que mal — son sérieux, au dessert, lorsqu'il lui demanda, tout en remplissant sa coupe de champagne : — Et maintenant, dis-moi ce que Jeanne a...
Elle but une gorgé de vin. Elle avait la brusque intuition que tout ce qui avait précédé ne comptait pas, n'avait jamais compté. Ed l'avait-il mise en situation pour la faire parler? Elle n'avait rien à lui cacher...
Sinon qu'elle se méfiait de lui.
Elle se rappelait ce que lui avait dit Thomas.
« J'ignore quelle forme il prendra »... Et s'il avait pris l'apparence de son père? Peut-être que ce n'était pas Edouard de Roche-Lalheue qu'elle avait devant elle, mais une espèce de monstre venu d'outre-temps qui voulait la tuer...
Le regard de son compagnon ne la quittait pas. Elle reposa son verre.
—Je crois que Jeanne a été le... le témoin du meurtre de Martine et de Fabien. Elle.., elle a été choquée.
Elle... Ce matin, je l'ai trouvé inconsciente. Le docteur Belot l'a fait hospitaliser. Elle ne s'est pas réveillée...
Instinctivement, elle avait omis de parler du sang qui maculait sa soeur. Elle ne voulait pas non plus révéler à son père que c'était elle-même qui avait découvert les corps mutilés. Il lui semblait que ces instants de cauchemar faisaient partie d'une autre vie. C'était d'ailleurs le cas. Sa vie de mortelle. A présent, elle était...
Différente.
Ed avait écouté, les sourcils froncés, et sa physionomie n'était plus celle d'un joyeux noceur.
—Jeanne témoin d'un meurtre, répéta-t-il d'une voix pensive, quand Marie se fut tue. Il y a une enquête, j'imagine?
—La gendarmerie est déjà venue deux fois au château... Ils.., ils vont sans doute revenir... Papa... Ed...
Je me fais beaucoup de souci pour Jeanne. Elle est très instable. Elle a perdu son travail. Elle.., n'a pas fréquenté des garçons très intéressants. Maintenant que tu es revenu...
—Je vais m'occuper d'elle, sois tranquille. (Il fit signe au garçon d'apporter l'addition, alluma un cigare.) Je vais m'occuper de vous deux, mes chéries. Et même de grand-mère. Elle n'ira pas aux Bleuets mais dans une belle maison de retraite avec un parc, où elle pétera dans la soie avant de rendre sa mauvaise âme au diable. Et c'en sera fini de la vie que mènent les Roche-Lalheue !
Nous allons relever la tête, Marie... Et l'on s'apercevra très vite de ce que nous sommes... (Il eut un sourire charmeur.) J'ai toujours eu le snobisme de mon nom. A présent j'ai de quoi nous le faire porter haut !
—Justement, glissa Marie, d'où te vient tout cet argent, Ed?
Il la fixa, les yeux brillants d'une joie féroce.
—Voilà une question que j'attends depuis longtemps, ma très belle. Eh bien, je n'y répondrai pas...
C'est mon mystère personnel. Je jouis de ma richesse...
et tu en jouiras aussi ! (Marie demeura coite.) Tu sauras lorsque je te jugerai apte à savoir. Mais ne juge pas ton père. Ne juge personne, parce que tu n'es pas meilleure que les autres.
Elle resta silencieuse. Les yeux de son père lui disséquaient l'âme. Elle se rendit compte qu'elle ne connaissait pas du tout l'homme qui se tenait devant elle.
Il paya et ils se levèrent. Il la prit par le bras. A nouveau, les regards des hommes — moins nombreux, il était tard — la suivirent.
—Tu aimes qu'ils regardent ton cul, lui murmura Ed à l'oreille. Tu aimerais te déshabiller pour qu'ils viennent à toi comme des chiens en rut. Ils te lécheraient et tu t'offrirais à eux. Et puis ils te prendraient à trois.
Un dans la bouche, un dans le con et un dans le cul !
Peut-être même que tu pourrais encore en branler un de chaque main... Marche, ma belle, et pense bien à ça...
Marie était presque incapable de marcher droit, non pas tant à cause du vin qu'elle avait bu que de la justesse des dures paroles de son père. Ce qu'il disait, aussi cru que ce soit, était vrai. Elle désirait cela, en cet instant, au plus profond de son être... et en mourait de honte.
A peine dans la Jaguar, elle se mit à pleurer. Ed lui posa une main sur le genou, lui remonta la robe et lui tapota la cuisse.
—Ne pleure pas, reprit-il. On ne peut pas être une pure jeune fille toute sa vie. Chacun a le droit de se faire putain de temps en temps, ou salaud... ou n'importe quoi de très laid. A chacun ses fantasmes !
Elle renifla.
Ed conduisit tranquillement, la main toujours sur son genou. A un moment, une soudaine appréhension envahit sa compagne.
—Je ne suis pas une pure jeune fille, lâcha-t-elle soudain. Qu'est-ce que tu crois?
Il rit et lui tapota derechef la jambe.
—A la bonne heure ! Je déteste les pures jeunes filles ! Elles sont fades et emmerdantes.
Il y eut un long silence. Marie avait envie de se confier à son père, de tout lui raconter. Mais elle se méfiait encore. Et puis elle n'était pas sûre de sa réaction. Si elle lui racontait qu'elle allait vivre six siècles, il l'emmènerait droit à l'asile à la place de Nicolas Chanut !
—Dans un des pays où j'ai roulé ma bosse, dit-il brusquement, il existe une curieuse légende. On prétend que des esprits s'échappent de leur univers et viennent posséder les hommes... (Marie sentit sa bouche se dessécher.) Jusque-là, rien de bien original, continuait Ed, l'air pensif. Là où ça se gâte, c'est quand les humains en question deviennent des espèces de zombies. Ils doivent pratiquer des rites de plus en plus bizarres, souvent sanglants, pour satisfaire leur hôte. En contrepartie, ils possèdent la vie éternelle... (Il éclata de rire.) La vie éternelle ! Le vieux rêve de l'humanité !... Quelle foutaise ! C'est un piège ! Le pire des pièges. Parce que tu sais quoi? Eh bien ceux qui ont pactisé avec ces esprits s'aperçoivent très vite que le marché est une duperie.
Alors ils n'aspirent plus qu'à se délivrer par la mort.
Mais auparavant, ils doivent refiler le bébé à quelqu'un d'autre. Et ça, je te prie de croire que ce n'est pas de la tarte !
Marie était glacée.
—Pour... quoi tu me raconte ça? interrogea-t-elle, la voix blanche.
La main d'Ed se fit plus forte sur sa cuisse.
—Parce que ça m'est venu à l'esprit, si je puis dire.
Mais nous ne sommes pas dans ces contrées de superstition, n'est-ce pas? Nous sommes en France, le pays du rationalisme, du cartésianisme... Il y a bien longtemps qu'on a tué les derniers démons... en même temps qu'on brûlait les derniers possédés.
Ils ne dirent plus un mot jusqu'à ce qu'ils arrivent à férer seulement une parole.